Le parler positif

Je vais vous faire une confidence : pour moi, l’été commence vraiment avec le Tour de France. Dans ce billet j’évoquerai très brièvement cet événement sportif hors norme, mais cela sera seulement pour aborder un thème qui m’est cher et que je nomme « le parler positif. » Un petit truc de rédacteur qui peut engendrer de grands effets.

Premier exemple. Si je vous dis : « Il n’est pas interdit d’utiliser des formules négatives, mais pas à mauvais escient. » Je suis prêt à parier que certains d’entre vous on relu cette phrase pour être bien sûrs d’en avoir compris le sens. Pour le moins, vous avez dû accomplir un effort de réflexion plus important que si je vous avais dit : « On peut utiliser des formules négatives, mais à bon escient. » On constate que la négativité génère là une complexité inutile.

Une autre conséquence de la formulation négative consiste à provoquer une émotion inconfortable ou indésirable sur laquelle le destinataire du message va s’attarder. Est-il préférable d’annoncer « Je ne suis pas malade » ou « Je vais bien » ?

Enfin, en niant quelque chose, on est obligé de le nommer et donc de le représenter : « Cet éléphant n’est pas rose. » Qu’avez-vous vu ? La formulation négative peut donc être à l’origine d’une méprise, voire devenir contreproductive, puisque vous faites naître dans l’esprit de votre interlocuteur l’image que vous souhaitiez précisément gommer.

Je terminerai par deux phrases entendues récemment. La première, à l’occasion d’une émission sur France Culture, consacrée à un discours radiodiffusé du général de Gaulle. La brillante universitaire qui s’exprimait à ce sujet a conclu ainsi : « A peine moins de 10% de la population n’a pas écouté ce discours. » Nous mettrons cette maladresse sur les « aléas du direct » et probablement sur une activité neuronale en surchauffe ; mais convenons qu’il eût été bien plus simple d’affirmer : « Plus de 90% de la population a écouté ce discours. » Et le Tour de France, me direz-vous ? J’y viens. Comme vous le savez sans doute, cette édition a été ponctuée par de nombreuses chutes collectives. Laurent Jalabert (géant du cyclisme qui a marqué ce sport par un palmarès impressionnant et qui depuis est devenu un consultant respecté) a expliqué l’une d’entre elles en parlant de « corps gras sur la chaussée qui n’ont pas permis aux coureurs de se maintenir sur leur bicyclette ». Cette intervention me paraît idéale pour terminer mon article. D’une part, elle rassemble de manière synthétique et assez explicite les trois points exposés plus haut. D’autre part, elle ouvre sur un sujet que j’approfondirai sans doute une prochaine fois : les mots ou expressions fourre tout qu’on utilise souvent par flemme ou par habitude. Ici, il s’agit du verbe « permettre ». Avez-vous remarqué que de nombreux documents sont truffés de « permettre » ? Il m’est même arrivé, à l’occasion de travaux de réécriture, de tomber sur des « permet de permettre ». En l’occurrence, concernant la phrase du grand Jalabert, elle signifie littéralement que ces « corps gras » n’ont pas donné la permission aux coureurs de se maintenir sur leur bicyclette. On entre dans l’étrange…

Des expressions et des époques…

L’autre jour, j’étais devant ma télé et je regardais les JO de Sochi (ou Sotchi : apparemment les deux s’utilisent ; pour ma part, j’ai décidé d’adopter l’orthographe du site officiel, celle-là même qui s’affichait élégamment sur la tenue de nos commentateurs). Je ne sais plus ce que me montrait mon petit écran – un couple de patineurs virevoltant en tenues aussi roses que vaporeuses, un fou furieux sautant à plus de 100 mètres avec une simple paire de skis, quatre malabars poussant un véhicule branlant sur une pente glacée ou trois étranges personnages munis de balais s’escrimant autour d’une lourde pierre – ce que je me rappelle, ce sont les mots d’un journaliste exalté : « Pas de doute mon petit Jean-Mimi, il(s) va (vont) renverser la table ! »

Nous l’avons tous remarqué, il y a des expressions qui surgissent à une époque et disparaissent plus ou moins subitement. Souvenons-nous du fameux « tout à fait » au temps ou le jeu du « ni ou ni non » faisait fureur sur la 3 (mais si, FR3 !) à une heure de grande écoute, ou du « ça m’interpelle » (et certains y allaient même de leur « au niveau du vécu ») alors que les psys de toutes sortes se multipliaient. Si ces deux locutions n’ont pas disparu, nous pouvons raisonnablement affirmer qu’elles sont pour le moins tombées en désuétude.

Selon moi, « Renverser la table » est apparue au début des années 2010, dans la bouche des commentateurs sportifs et des journalistes politiques. Il y eut d’ailleurs un pic durant la campagne électorale de 2012. Depuis ça s’est calmé, mais ça resurgit de temps en temps. « Et alors, quoi ? », me direz-vous.

Eh bien je prétends que certains mots, certaines expressions sont révélateurs d’une époque. Je fais par exemple partie de ceux qui utilisent les néologismes « chronophage » ou « anxiogène » ; et je doute que dans les bistros de notre bonne vieille France rurale d’antan on eût pu entendre, autour du petit blanc de dix heures : « S’il continue à ne pas pleuvoir, ma foi, ça va devenir anxiogène », ou « La bêche, c’est vraiment trop chronophage ».

« Renverser la table » me semble nous parler clairement de nous, alors que nous passons presque tous la plupart de notre temps derrière un bureau ou autour d’une table de réunion. Mais au delà de ce constat, je me demande si cette formule n’est pas l’expression d’une certaine neurasthénie ambiante. Je n’entends plus, par exemple : « Il va casser la baraque », ou « Je vais tout faire péter ». Non, aujourd’hui, on se contente de « renverser la table »…