Des expressions et des époques…

L’autre jour, j’étais devant ma télé et je regardais les JO de Sochi (ou Sotchi : apparemment les deux s’utilisent ; pour ma part, j’ai décidé d’adopter l’orthographe du site officiel, celle-là même qui s’affichait élégamment sur la tenue de nos commentateurs). Je ne sais plus ce que me montrait mon petit écran – un couple de patineurs virevoltant en tenues aussi roses que vaporeuses, un fou furieux sautant à plus de 100 mètres avec une simple paire de skis, quatre malabars poussant un véhicule branlant sur une pente glacée ou trois étranges personnages munis de balais s’escrimant autour d’une lourde pierre – ce que je me rappelle, ce sont les mots d’un journaliste exalté : « Pas de doute mon petit Jean-Mimi, il(s) va (vont) renverser la table ! »

Nous l’avons tous remarqué, il y a des expressions qui surgissent à une époque et disparaissent plus ou moins subitement. Souvenons-nous du fameux « tout à fait » au temps ou le jeu du « ni ou ni non » faisait fureur sur la 3 (mais si, FR3 !) à une heure de grande écoute, ou du « ça m’interpelle » (et certains y allaient même de leur « au niveau du vécu ») alors que les psys de toutes sortes se multipliaient. Si ces deux locutions n’ont pas disparu, nous pouvons raisonnablement affirmer qu’elles sont pour le moins tombées en désuétude.

Selon moi, « Renverser la table » est apparue au début des années 2010, dans la bouche des commentateurs sportifs et des journalistes politiques. Il y eut d’ailleurs un pic durant la campagne électorale de 2012. Depuis ça s’est calmé, mais ça resurgit de temps en temps. « Et alors, quoi ? », me direz-vous.

Eh bien je prétends que certains mots, certaines expressions sont révélateurs d’une époque. Je fais par exemple partie de ceux qui utilisent les néologismes « chronophage » ou « anxiogène » ; et je doute que dans les bistros de notre bonne vieille France rurale d’antan on eût pu entendre, autour du petit blanc de dix heures : « S’il continue à ne pas pleuvoir, ma foi, ça va devenir anxiogène », ou « La bêche, c’est vraiment trop chronophage ».

« Renverser la table » me semble nous parler clairement de nous, alors que nous passons presque tous la plupart de notre temps derrière un bureau ou autour d’une table de réunion. Mais au delà de ce constat, je me demande si cette formule n’est pas l’expression d’une certaine neurasthénie ambiante. Je n’entends plus, par exemple : « Il va casser la baraque », ou « Je vais tout faire péter ». Non, aujourd’hui, on se contente de « renverser la table »…

Une base line… équivoque

Aujourd’hui, je vais prendre des risques. En général, je suis un type discret (timide ?), pas très enclin à provoquer des remous. Mais comme je voulais vous parler de la puissance évocatrice des mots et l’illustrer par un exemple ; comme je voulais choisir un exemple fort, marquant, je vais aborder un sujet quelque peu leste, et peut-être choquant pour certains.

Il s’agit d’une boîte de nuit sise dans un célèbre quartier lyonnais, Le Grand Trou – boîte assez justement nommée Le Trou. Je dois vous préciser que c’était une boîte gay. Bien entendu, cette boîte proposait à ses clients un environnement propice à leurs activités libérées et libertines ; mais on est en droit de se demander quelles ont été les intentions du concepteur-rédacteur consulté pour imaginer la base line de cet établissement, et qui a proposé…

« Élargissez le cercle de vos amis ».

 

Chanter ou fumer ?

Décembre 2013. Une belle journée ensoleillée et scintillante. Je me promène dans une ville qui a pris ses airs de fêtes, en quête de cadeaux pour proches et famille. Dans une petite rue isolée, j’entends un chant : une voix de ténor entonne une sérénade traditionnelle italienne. Le timbre délicatement voilé et la maîtrise incontestable des nuances de volume en font une interprétation de toute beauté. Je marche en me demandant où se trouve la source d’une telle mélodie, mais plus j’avance, plus le son lui-même progresse, semblant se tenir prudemment à une vingtaine de pas devant moi.
C’est alors que je m’aperçois que la main du passant qui me précède bouge en rythme ; que la tête de ce même passant se lève et s’abaisse lentement avec les variations sonores ; et que c’est bel et bien cet homme vêtu d’un élégant et sobre manteau noir, d’une casquette noire et d’une écharpe délicatement rayée, qui pousse la chansonnette sans la moindre inhibition. Je constate que le badaud est tout à fait lucide et en pleine possession de ses moyens ; et simultanément, je me dis « pourquoi pas ? ». Pourquoi le fait de chanter à pleins poumons au beau milieu du trottoir ne serait-il réservé qu’aux fous, aux ivrognes et aux artistes de rue ?
J’en suis là de mon constat, lorsque nous (le chanteur et moi) arrivons sur une place. Je vois qu’un homme observe, goguenard, mon prédécesseur, tirant sur sa cigarette et souriant de manière à peine dissimulée. De toute évidence, le fumeur trouve que le chanteur a perdu le bon sens (voire la tête). Alors, cette réflexion s’impose à moi : qu’y a t-il de plus fou, chanter au vu et au su de tous, ou griller un petit tube qui contient de manière avérée plus de 2 000 substances toxiques ?

Il est largement temps de vous préciser que non seulement je n’ai rien contre les fumeurs, mais que j’ai moi-même fumé pendant plus de 30 ans (il m’arrive d’ailleurs toujours de m’allumer une cigarette au cours d’une conversation ou d’une soirée entre amis), et qu’aujourd’hui, je suis devenu adepte de la cigarette électronique. Mais quoi, je le redis : entre chanter dans la rue et fumer, qu’y a t-il de plus insensé ?
La réponse va de soi, n’est-ce pas ?